II
Le duc se leva, imité par le reste de l’assemblée. Jugkaxtr psalmodia la formule rituelle des séparations, puis il se rassit pour finir de ronger son os. Les autres sortirent de la salle. Green précédait Zuni, de façon à pouvoir la mettre en garde contre tout obstacle se trouvant sur son chemin et pour être aux premières loges en cas de tentative d’assassinat. Alors qu’il accomplissait ainsi son devoir, il fut saisi par la cheville et trébucha, la tête la première. Il parvint à amortir sa chute, car c’était un homme agile en dépit de ses 1 mètre 88 et de ses 86 kilos. Mais, lorsqu’il se releva, son visage était empourpré en raison des rires sonores et de sa rage contenue envers Alzo. L’animal venait de répéter son tour favori qui consistait à happer la jambe de Green et à le renverser. Le Terrien aurait voulu saisir la lance du garde le plus proche et empaler le molosse sur le champ, mais il savait qu’un tel acte signerait son arrêt de mort. Et si, jusqu’à ce jour, le fait de quitter cette maudite planète par la route qu’ouvrait la mort ne l’aurait pas ennuyé outre mesure, il ne pouvait à présent se permettre le moindre faux pas. Pas alors qu’il venait d’apprendre qu’un moyen d’évasion s’offrait à lui !
Aussi arbora-t-il à nouveau un sourire docile et repartit-il devant la duchesse, qui était, quant à elle, suivie par le reste du groupe. Lorsqu’ils arrivèrent au bas du large escalier de pierre conduisant aux étages supérieurs du château, Zuni s’adressa à Green et lui donna pour instructions de se rendre au marché et de faire l’achat des denrées nécessaires pour les repas du jour suivant. Elle ajouta que, pour sa part, elle regagnerait son lit et dormirait jusqu’à midi.
Green gémit dans les profondeurs de son être. Durant combien de temps pourrait-il encore vivre ainsi ? On lui demandait de passer la moitié de la nuit auprès de la duchesse, puis d’effectuer ses tâches officielles durant le jour. Si elle dormait suffisamment pour être fraîche et dispose, lorsqu’il allait lui rendre visite, il n’avait quant à lui aucune occasion de prendre de véritable repos. Même l’après-midi, lorsqu’il était libéré de ses fonctions au château, il devait regagner sa demeure de l’Enclos, où il lui fallait rester éveillé et accomplir ses devoirs conjugaux et familiaux, sa femme-esclave, ainsi que les six enfants de cette dernière, exigeaient beaucoup de lui. Ils étaient encore plus tyranniques que la duchesse, en admettant que cela pût être possible.
Combien de temps encore ? Ô Dieu, combien de temps ? Cette situation était intolérable. Même s’il n’avait pas appris l’existence de ce vaisseau spatial, il aurait malgré tout projeté de prendre la fuite. Une mort rapide, lors d’une tentative d’évasion, était préférable au trépas lent et douloureux que provoque l’épuisement.
Il fit une révérence au duc et à la duchesse, puis il suivit le turban violet et la robe jaune de Miran : dans la cour, sous la porte de l’épaisse muraille de pierre, sur le pont des larges douves, et finalement dans les étroites ruelles tortueuses de Quortz. Une fois dans la cité, le capitaine-marchand monta dans son pousse-pousse décoré d’argent et de gemmes. Deux membres du clan de Miran, appartenant à l’équipage de son voilier des plaines, l’Oiseau de Fortune, se tenaient entre les brancards. Ils partirent en courant au sein de la foule. Les gens s’écartaient au passage du pousse-pousse qui était précédé par deux autres hommes d’équipage. Ces derniers hurlaient le nom de leur capitaine et faisaient claquer leurs fouets au-dessus des têtes.
Après s’être assuré que nul membre du personnel du château ne se trouvait à proximité, Green courut derrière eux jusqu’au moment où il se trouva à la hauteur du véhicule. Miran cria à ses hommes de s’arrêter et s’adressa à Green, pour lui demander ce qu’il désirait.
— Que Votre Richesse me pardonne, mais un humble esclave peut-il adresser la parole à un capitaine-marchand sans encourir de réprimandes ?
— Je présume que vous ne m’avez pas fait arrêter pour rien, mon brave, répondit Miran qui toisa Green de son œil unique, en partie dissimulé par les replis graisseux de son visage
— Il s’agit d’une affaire d’argent.
— Ah, en dépit de ce fort accent étranger, votre voix sonne agréablement à mon oreille. Elle évoque pour moi la trompette d’or de Mennirox, mon dieu tutélaire. Parlez !
— En premier lieu, Votre Richesse doit faire serment, par Mennirox, de ne pas divulguer ma proposition, quelles que soient les circonstances.
— Est-elle financièrement intéressante ? Pour moi, naturellement.
— C’est le cas.
Miran jeta un regard méfiant aux membres de son équipage qui attendaient patiemment entre les brancards, apparemment indifférents à ce qui se déroulait. Il avait le pouvoir de vie et de mort sur ces hommes, mais il ne leur faisait guère confiance.
— Sans doute serait-il préférable que je prenne le temps de réfléchir, avant de m’engager par un tel serment, dit-il. Pouvez-vous venir à la Maison de l’Égalité, à l’Heure du Verre de Vin ? Et vous serait-il possible de me donner une vague idée de ce que vous avez à l’esprit ?
— Je puis répondre affirmativement à ces deux questions. Ma proposition concerne le poisson séché qui constitue le fret transporté aux Estoriens. Il y a également autre chose, mais je ne puis aborder ce sujet tant que je n’aurai pas obtenu l’assurance que mes paroles ne seront répétées à personne.
— En ce cas, c’est entendu. A l’heure convenue. Les poissons, hein ? Je dois partir. Le temps est de l’argent, vous le savez. En route, les hommes, toutes voiles dehors. »
Green héla un pousse-pousse qui passait et s’y installa confortablement. En tant qu’esclave-officier de bouche de la maison ducale, il n’était pas à court d’argent. De plus, le duc et la duchesse se seraient sentis outragés s’il avait abaissé leur prestige en se déplaçant à pied dans les rues de la ville. Son véhicule avançait rapidement, lui aussi, car tout le monde reconnaissait sa livrée : tricorne blanc et écarlate, et chemise blanche sans manches ornée du blason ducal sur la poitrine... deux cercles concentriques, l’un rouge et l’autre vert, transpercés par une flèche noire.
La rue descendait toujours, car la ville avait été construite au pied des collines. Elle suivait des méandres tortueux, ce qui laissait à Green du temps pour réfléchir.
L’important, pensa-t-il, était de parvenir jusqu’aux deux hommes emprisonnés à Estorya avant leur exécution, car dans le cas contraire il devrait rester sur ce monde. Green n’avait pas la moindre notion de pilotage d’un vaisseau spatial. Il n’avait en effet été qu’un simple passager à bord de ce cargo qui avait inexplicablement explosé dans l’espace. Il avait été contraint d’abandonner l’épave dans une capsule de sauvetage automatique qui l’avait amené à la surface de cette planète. L’engin devait toujours se trouver là où il l’avait abandonné, là-haut dans les collines, pour autant qu’il pouvait le savoir. Après avoir erré pendant une semaine et avoir failli mourir d’inanition, il avait été trouvé par des paysans. Ces derniers l’avaient livré aux soldats d’une garnison proche, pensant qu’il devait s’agir d’un esclave en fuite et qu’ils toucheraient une récompense substantielle. Conduit dans la capitale, Quotz, Green avait faillit être libéré, car des recherches effectuées dans les archives n’avaient pas permis de retrouver son propriétaire. Cependant sa taille peu commune, ses cheveux blonds et son ignorance de la langue locale avaient convaincu ses geôliers qu’il devait venir d’un lointain pays nordique. En conséquence, s’il n’était pas un esclave, ce n’était qu’une erreur ou une omission.
Ils y remédièrent sans attendre. Devenu esclave, il avait travaillé six mois dans une carrière, avant de passer une année au port comme docker. Le hasard avait alors voulu que la duchesse le croisât dans les rues, et il avait été transféré au château.
Les ruelles étaient grouillantes d’autochtones, courtauds et basanés, ainsi que d’esclaves plus grands, au teint plus clair. Les premiers arboraient des turbans de diverses couleurs, symboles de leur statut et de leur profession, alors que les seconds portaient les tricornes de leur condition. Parfois un prêtre, avec son haut chapeau conique, ses lunettes hexagonales et son bouc, passait dans un véhicule. Il y avait des chariots et des pousse-pousse tirés par des hommes ou par d’énormes chiens à la force peu commune. Les négociants se tenaient devant leurs échoppes et vantaient leurs marchandises d’une voix forte. Ils vendaient tissu, noix de grixtr, parchemin, couteaux, épées, casques, médicaments, livres (traitant de magie, de religion ou de voyages), épices, parfums, encre, tapis, boissons douceâtres, vins, bières, toniques, tableaux... en bref, tout ce qui composait leur civilisation. Des bouchers se tenaient devant des étals à ciel ouvert où étaient suspendues des dépouilles de gibier, de cerfs et de chiens. Les oiseliers vantaient les vertus de leurs captifs aux plumages multicolores et aux nombreux chants harmonieux.
Pour la millième fois, Green s’interrogea sur cette étrange planète où les seules créatures de taille importante étaient les hommes, les chiens, les chats de prairie, un petit cervidé et un cheval minuscule. En fait, ce monde souffrait d’une grande pénurie de variétés animales, à l’exception du nombre étonnamment élevé d’oiseaux. C’était l’absence de bœufs et de chevaux véritables, supposait-il, qui était à l’origine du système esclavagiste. Hommes et chiens devaient en effet effectuer la majeure partie du travail.
Il devait exister une explication rationnelle à cette situation, mais ces informations étaient à tel point impossible d’en prendre connaissance. Green, qui était d’un tempérament curieux, aurait aimé disposer du temps et des moyens nécessaires pour étudier la question, mais l’un et l’autre lui étaient refusés. Il ferait aussi bien de se contenter de faire son possible pour rester en vie et tenter de se tirer de sa fâcheuse situation le plus rapidement possible.
Il avait déjà suffisamment à faire, simplement pour se frayer un chemin dans les ruelles étroites et bondées de passants. Il lui fallait souvent brandir son bâton pour faire dégager le chemin. Cependant, dès qu’il fut à proximité du port, il eut moins de problèmes car les rues étaient bien plus larges.
Dans ce quartier, de grands chariots, tirés par des groupes d’esclaves, transportaient d’importants chargements tant vers les navires que vers les entrepôts. Il était indispensable que les voies d’accès soient spacieuses, car dans le cas contraire les passants auraient été écrasés entre les véhicules et les façades des bâtiments. C’était également dans la zone portuaire que se trouvait ce que l’on appelait l’Enclos, le lieu où vivaient les esclaves. Autrefois, il s’était réellement agi d’un enclos dans, lequel hommes et femmes étaient parqués pour la nuit. Mais ses murs avaient été abattus et de nouvelles maisons avaient été construites à cet emplacement, sous le règne du duc précédent La plus proche comparaison terrienne que Green pouvait trouver à l’Enclos actuel était un lotissement : il était composé de petites villas, rigoureusement identiques et disposées en rangées d’aspect militaire.
Durant un instant, il envisagea de s’arrêter pour rendre visite à Amra, mais il décida finalement de s’en abstenir. Sa femme lui ferait une de ses scènes habituelles et il devrait perdre un temps précieux pour tenter de la calmer, alors qu’il lui restait encore à se rendre au marché. S’il avait horreur des scènes de ménage, Amra était une tragédienne née. Elle aimait le drame, elle s’y vautrait presque, en quelque sorte.
Il détourna les yeux de l’Enclos et les porta sur l’autre côté de la rue, où s’élevaient les hauts murs des grands entrepôts. Des hommes de peine s’affairaient autour des bâtiments pendant que les grues, commandées par des séries de roues semblables à des cabestans de navire, soulevaient ou abaissaient de gros ballots. Ici, pensa-t-il, il aurait pu faire des affaires.
Introduire la machine à vapeur. Ce serait la plus grande révolution que cette planète avait jamais connue. Des automobiles pourraient remplacer les pousse-pousse. Les grues seraient actionnées par des machines. Les voiliers des plaines eux-mêmes pourraient être propulsés par la force de la vapeur. Peut-être même serait-il possibles d’installer une voie ferrée à travers le Xurdimur, et les locomotives rendraient-elles les vaisseaux inutiles.
Non, ce serait impossible. Les rails devraient être en fer, et ce dernier coûtait trop cher. De plus, les sauvages qui rôdaient dans les plaines les démonteraient et s’en serviraient pour se forger des armes.
En outre, chaque fois qu’il avait suggéré au duc une méthode nouvelle et plus efficace, quel que fût le domaine d’application, il s’était heurté au mur de pierre de la tradition et des coutumes. Aucune innovation ne pouvait être acceptée sans l’approbation des dieux, et leur volonté était interprétée par les prêtres. Or ces derniers se raccrochaient au statu quo avec autant de force qu’un bébé se retient au sein de sa mère et qu’un vieillard s’agrippe à ses biens.
Green aurait naturellement pu engager un combat contre la théocratie, mais il n’était pas convaincu que l’enjeu méritât qu’il devînt un martyr.
Derrière lui s’éleva une voix familière qui criait son nom :
— Alan ! Alan !
Il voûta les épaules, comme une tortue qui rentre la tête dans sa carapace et, durant un bref instant, il eut le fol espoir de pouvoir ignorer ces hurlements. Mais, bien qu’appartenant à une femme, cette voix était puissante et pénétrante, et toutes les personnes présentes s’étaient déjà tournées vers son point d’origine, afin d’en voir la propriétaire. Il ne pourrait prétexter de ne pas l’avoir entendue.
— Alan ? Grand dadais blond et méprisable. Arrête-toi !
A contrecœur, Green donna l’ordre de faire demi-tour. Le garçon fit pivoter le pousse-pousse en souriant. Comme tout le monde, le long du port, il connaissait Amra et la nature de ses relations avec Green. Elle tenait sa fille d’un an dans ses bras, pelotonnées contre sa poitrine généreuse. Derrière elle venaient ses cinq autres enfants : ses deux fils du duc, sa fille d’un prince en visite, son fils du capitaine d’un voilier nordique et sa fille d’un sculpteur du temple. Grandeur et décadence, puis une lente remontée mondaine, étaient personnifiées par les enfants qui l’entouraient. Ce tableau brossait une ébauche de la structure sociale de cette planète.